Les Français se méfient de leurs politiques ? Ces derniers le leur rendent bien : citoyens, associations, entreprises, corps intermédiaires sont tenus à distance par le pouvoir et l’administration.

Une malédiction française

Le 27 décembre, la France lance sa campagne de vaccination. Dans le Journal du dimanche du 3 janvier, Emmanuel Macron en déplore le rythme trop lent. Olivier Véran, ministre de la Santé, accélère le pas avec la vaccination des soignants de plus de 50 ans, la création de centres de vaccination et l’avancement du calendrier pour les plus de 75 ans (à partir du 18 janvier). « A ce stade, il n’y a pas de reconfinement prévu », affirme Gabriel Attal le 11 janvier. Ce même jour, Joe Biden devait recevoir sa seconde dose de vaccin.

Olivier Véran, ministre de la Santé, le 7 janvier, BFM TV : « Je pense qu’on a été un peu trop défensif dans la façon d’aborder le vaccin. » Olivier Véran, le 10 janvier, Europe 1 : « Nous avons sans doute internalisé l’espèce de défiance générale dont on parlait en permanence sur les plateaux et dans les réunions de famille sur [le thème] “les Français n’ont pas envie de se faire vacciner”, et donc la volonté peut-être de rassurer. »

Un propos que l’épidémiologiste Catherine Hill résume de manière lapidaire sur Europe 1 : « Ils ont eu peur de leur ombre. » Cette peur est la partie émergée d’un phénomène méconnu : la défiance des politiques envers ceux qu’ils dirigent. Comme un miroir inversé de celle du peuple vis-à-vis des élites. Elle est un grand classique français. Elle se révèle comme un mal aigu en cette période de pandémie.

C’est un ancien gouvernant, Jean-Pierre Chevènement, multiministre sous des gouvernements de gauche, qui dresse le constat de cette double méprise : « Il existe un soupçon généralisé qui ne favorise pas la compréhension, ni le dialogue. Le populo nourrit toutes sortes de soupçons envers les élites et les gouvernants quoiqu’ils fassent. En même temps, ces élites ont des réactions de rejet très importantes vis-à-vis des couches périphériques. »

Chez les gouvernants, la défiance se transforme vite en peur : peur de dire aux Français que l’on manque de masques, peur que les vaccinophobes ne s’irritent d’une campagne de piqûres à marche forcée, peur que collectivités locales et entreprises ne soient pas capables d’acheter des masques et les labos vétérinaires de faire des tests, peur que les Français ne respectent pas les consignes de confinement, etc.

Avec en filigrane, la crainte d’une résurgence du mouvement des Gilets jaunes ou assimilés. Lors des conseils des ministres de décembre, « le président de la République insistait beaucoup sur la question des vaccins, relate un membre du gouvernement. Il nous disait : “Il faut dépolitiser, rationaliser, tenir compte des anti-vax et des anti-tout. Il faut susciter la confiance.” »

Soubresauts révolutionnaires.

« La méfiance des élites envers le peuple vient de loin, constate l’historien Jean Garrigues. La France est un pays très éruptif, avec des soubresauts révolutionnaires, des révoltes permanentes. » Mais le spécialiste de l’histoire politique nuance : « On est quand même loin des monarchies censitaires, de l’époque où Thiers parlait de la “vile multitude” pour désigner le peuple. »

Plus près de nous, de Gaulle disait que « les Français sont des veaux ». Et Macron les traitait de « Gaulois réfractaires », en visite au Danemark, le 29 août 2018. Dans sa récente interview à L’Express (22 décembre 2020), le chef de l’Etat a eu le souci de corriger : « Moi-même je suis un Gaulois réfractaire. » Comme pour abolir cette distance entre le peuple et l’élite.

Elle est d’autant plus grande qu’aucun intermédiaire ne vient l’atténuer. « Partis, syndicats, associations sont extrêmement faibles à la fois pour porter les aspirations des citoyens et pour relayer auprès d’eux les positions qui viennent du pouvoir politique, estime le politologue Pascal Perrineau. C’est le résultat de l’action de la Révolution française qui a voulu lutter contre les corporatismes. Il a fallu attendre près d’un siècle, en 1884, pour que les syndicats puissent voir le jour. »

La distance est aussi liée au système méritocratique français.

« Le présupposé de départ, c’est : je fais partie de l’élite parce que j’ai fait des études, analyse Stéphane Fouks, vice-président de Havas group qui vient d’écrire Pandémie médiatique (Plon). C’est ceux qui savent contre ceux qui ne savent pas, notre élite cherche à protéger sa position, alors que dans d’autres pays, l’ascenseur social est plus fluide. »

Intérêt général. Circonstance aggravante, les élites politiques et administratives s’arrogent le monopole de la défense de l’intérêt général. « En France, on considère que le privé n’est qu’une jungle ou foisonnent les intérêts particuliers alors que dans les pays anglo-saxons, l’intérêt général se construit à travers une négociation entre intérêts particuliers », estime Pascal Perrineau.

Emmanuel Macron, lui-même, incarne à la fois la tradition technocratique française et la volonté de s’en libérer. Il est très respectueux des procédures, du droit, il est très « Conseil d’Etat », et en même temps, il a l’intuition d’une France qui peut bouger, et veut remettre en marche son ascenseur social. Il a théorisé l’articulation entre la verticalité et l’horizontalité que demande l’exercice du pouvoir, mais n’arrive pas à la mettre en pratique.

Il donne mission à Jean Castex, Premier ministre, de renouer avec les collectivités locales et avec les syndicats. Mais il déplore la duplicité politicienne des premières et se plaint de l’incapacité des partenaires sociaux à mener des réformes ambitieuses. Non sans raison dans les deux cas. Le lancement d’un comité citoyen de 35 personnes tirées au sort, chargées de suivre la vaccination, est une tentative de concilier la décision et la délibération. Intervenant en pleine polémique sur les lenteurs de la vaccination, elle est critiquée.

Pour se rapprocher du terrain, l’Etat s’appuie sur les préfets. Et les politiques sur les sondages. Jean Garrigues le souligne : « Depuis une vingtaine d’années, la gouvernance est axée sur la réactivité des citoyens, la démocratie d’opinion et, bien sûr, elle est dépendante de la surinformation des réseaux sociaux qui exercent une pression de plus en plus forte. »

Montrer l’exemple ?

Illustration de cette sensibilité exacerbée au jugement des Français : le choix premier d’une stratégie vaccinale très prudente destinée à rassurer, comme le reconnaît Olivier Véran. Ou les interrogations pour savoir si Macron ou Castex doivent se faire vacciner pour l’exemple. Et, si oui, devant les caméras. C’est ce qu’a fait Joe Biden. « Dans des pays très présidentialisés comme les Etats-Unis ou la France, cela peut avoir un impact positif sur la vaccination. Mais, en France, l’exécutif se méfie de l’opinion qui pourrait se retourner et dénoncer un privilège élitiste », note Jean Garrigues.

L’opinion est-elle un succédané de l’intérêt général ?

Pas pour Jean-Pierre Chevènement qui dénonce le poids de celle exprimée par les écologistes. « Ce courant de technophobie, très puissant, ne va pas dans le sens d’une économie dynamique et prospère. Depuis les années 1980, on leur a sacrifié beaucoup pour cultiver leur soutien, jusqu’à cette fermeture imbécile de Fessenheim. Beaucoup de Français croient que la vapeur qui sort d’une centrale est du gaz carbonique… »

La défiance conduit à les écouter davantage qu’à les convaincre.

Car les projets politiques alternatifs n’existent plus. « Il y a une politisation négative, décrite par Jean-Louis Missika, c’est-à-dire que les gens viennent à la politique non pour construire un projet politique, mais pour en découdre, dire leur colère, constate Pascal Perrineau. Ce populisme rampant fait de plus en plus peur au monde d’en haut. Les politiques disent : il n’y a plus que la haine qui s’exprime. Il y a un rejet de l’espace public avec ses règles, ses médias, ses représentations. Il n’y a plus aucun instrument en France pour refroidir cette colère. Les politiques ont raison d’avoir peur. »